LES DOSSIERS

La dictature de la laïcité

Prélude à des chocs de civilisation

Introduction : le choc des croyances

Les caricatures du Prophète musulman Mahomet relèvent de l’ignorance, de la standardisation occidentalisée d’un monde musulman bien hétérogène et du refus collectif d’intégration effective d’une partie des immigrés dans un monde interdépendant. Faire passer l’idée qu’un prophète est un terroriste relève de la simplification douteuse. Faire circuler ces caricatures et d’autres par des missions de représentants danois musulmans dans les pays musulmans dépasse le cadre de la simple information. Les médias occidentaux, ayant relayés l’information, ont réagi comme des syndicalistes défendant l’un des leurs, frisant en cela une forme nouvelle de communautarisme qui fait feu de tout bois des sensibilités de milliers de musulmans.

Les journalistes occidentaux ont peut-être oublié que la distillation de l’information se fait de plus en plus dans le cadre d’un “moule occidentalisé” qui en cherchant à informer, n’est pas immune de la volonté d’influencer des lecteurs que l’on cherche inconsciemment à “occidentaliser”. Cette “occidentalisation” discrète et indolore est le reflet de l’intrusion d’une nouvelle culture de référence mondiale occidentale qui profite de la mondialisation. Le choc des croyances est donc inévitable. La laïcité qui promeut la séparation entre la société civile et la société religieuse voit là ses limites dans des espaces où le déficit démocratique est considéré comme secondaire face aux injonctions des représentants religieux.

1. Refus collectif à géométrie variable d’intégration des étrangers non-blancs

Peut-être sans le vouloir et en toute honnêteté, les défenseurs de la liberté d’expression en Europe occidentale ont fait fi de la diversité des opinions dans un monde qui lit leurs journaux et analyse l’impact des interventionnismes culturels sollicités et non-sollicités. Ceux-ci sont vécus comme des agressions culturelles, en l’espèce gratuite. La simplification ou plutôt la standardisation du Prophète Mahomet en terroriste, avec en filigrane le raccourci trompeur que tous les musulmans sont de potentiels terroristes, reste une provocation hasardeuse et peu crédible. Mais la multiplication de ces caricatures en Occident n’est pas neutre. Il faut une autre lecture : celle du refus d’intégrer les enfants issus de l’immigration dans un moule culturel commun occidentalisé où l’intégration se fait sous les fourches caudines du « politiquement correct ». L’image de l’immigré de nationalité européenne rejetée à la marge de la société occidentale, l’image de l’immigré clandestin refoulé comme un gibier de chasse aux portes de l’Europe, l’image de peuples entiers considérés comme des sous-hommes et l’arrogance occidentale dans une aide internationale qui se transforme en dépendance récurrente tendent à faire disparaître le moteur de la patience qu’est l’espérance.

Après la crise des banlieues françaises, l’incendie des habitations insalubres des travailleurs africains en France et en Allemagne, les attaques à armes blanches contre les populations étrangères (africaine et asiatique) en Russie, les assassinats de personnalités d’extrême droite au Pays-Bas, les bavures policières contre ceux qui portent la marque de l’étranger, le rejet musclé et dégradant des immigrants africains aux portes de l’Europe, le discours véhiculé par les médias ne semble pas privilégier l’interdépendance et le vécu des populations étrangères, africaines (noires et maghrébines) en particulier. Il y a encore de trop nombreux exemples de discriminations discrètes, grossières et blessantes. La banalisation de la discrimination de proximité et l’illusion, entretenue, que des populations de 3e, voire de 4e génération doivent retourner dans un pays imaginaire, restent fortement ancrées dans le subconscient de l’Occidental moyen. Les politiques d’immigration se conçoivent, aujourd’hui, sur un mode répressif, en fonction de conjonctures électoralistes et non plus sur un effort de construction d’une interdépendance entre les peuples et les cultures. Une simple caricature insignifiante peut alors servir de détonateur.

Faut-il incriminer le défaut d’information et d’explication ! Peut-être ! Mais la faute collective revient à des années de diplomaties et de politiques étrangères occidentales où l’on continue paradoxalement à laisser la démocratie, le développement et la liberté reprendre leurs droits dans des pays ne disposant pas de force de dissuasion et qui demeurent des sources d’approvisionnement faciles (matières premières, ressources humaines, création rapide de richesses) pour les dirigeants de certains pays occidentaux. Ce travail d’information et de vérité est purement et simplement évacué. Les lignes éditoriales de nombreux médias occidentaux ont souvent pour consigne quand il s’agit d’étrangers, noirs et maghrébins en particulier, de valoriser une certaine “intégration politiquement correcte”. Il ne faut donc pas s’étonner que ces positions sont remises en cause à l’extérieur des frontières occidentales et conduisent, de plus en plus, à des crises spontanées, rapidement récupérées. Cette crise latente du refus indolore et collective se décline sous la forme d’intégration à géométrie variable des populations étrangères non-blanches en Europe. Cette crise prend des proportions extraordinaires lorsque l’on quitte le champ politico-diplomatique pour celui de la religion et des croyances.

Ne faut-il pas tenter d’ouvrir un vrai débat régulier et sans arrière-pensée de récupération avec les vrais acteurs concernés ? Au plan opérationnel, ne faut-il peut-être pas opter comme aux États-unis pour une politique de discrimination positive pour s’assurer que la couleur de la peau, le faciès non occidental ou l’apparence non-occidentalisée ne donne plus droit à une discrète discrimination collective et insidieuse que l’on refuse de voir au plan individuel ? Au-delà, la discrimination collective doit-elle rester impunie du fait de sa banalisation ? Doit-on demander à un Afro-européen de 3e ou 4e génération de retourner dans un pays imaginaire parce que le marché n’arrive pas à lui offrir des possibilités décentes d’emplois ou d’occupation rémunérées ? Ce dernier a perdu le contact avec le pays d’origine de ses parents ou arrière- grands-parents et demeure un Européen avec la peau noire, basanée ou « non-blanche ». Refuser d’en parler, c’est faire la politique de l’autruche en train d’attraper la grippe aviaire. Les politiques et les médias ne pourront plus continuer longtemps à nier l’évidence en se réfugiant derrière la “liberté d’expression” qui n’a d’ailleurs jamais réellement été mise en cause ! C’est plutôt le procès de la désinformation démultipliée qui sera jugée par les tribunaux. Sont concernés, entre autres, les journaux France Soir, Libération, Le Monde et Charlie l’Hebdo pour avoir reproduit partiellement ou totalement les caricatures d’un journal danois.

2. La résistance démesurée à un besoin de “vendre” plus

Entre information, communication et provocation, l’Occident sûr de son bon droit à la liberté d’expression et de manière unilatérale, donc dictatoriale, a refusé de laisser la grande majorité des musulmans modérés, qui bon an mal an, sont en train de transformer et de moderniser l’Islam, faire leur travail d’éducation et de pacification malgré les provocations des extrémistes de tous bords. Oui aux caricatures ! Non à la désinformation ! Non à l’amalgame ! Non au non respect des croyances des non-Occidentaux ! Bien sûr que nul n’est dupe de l’instrumentalisation de ces caricatures dans des pays comme l’Iran, le Liban, la Syrie ou même dans la Palestine du Hamas. Mais ces mêmes journaux défendant la liberté d’expression oublient parfois d’informer, avec autant d’acharnement, leurs lecteurs que les pays de la “vieille Europe occidentale” sont en train de faire preuve d’activisme dans une nouvelle forme d’interventionnisme diplomatique post-impérialiste considéré par beaucoup de l’autre côté de la Méditerranée comme des “diktats”.

Est-ce que parce que le gouvernement palestinien fonctionne sous perfusion financière de l’Union européenne que celle-ci peut s’octroyer le droit d’exiger que l’utilisation des fonds octroyés se fasse selon la volonté et la culture des donateurs ? Plus qu’une l’aide liée, l’interventionnisme apparaît alors comme un acte d’intrusion agressive dans l’organisation de l’autodétermination d’un peuple souverain. Les représentants du peuple palestinien l’ont bien compris en cherchant des sources alternatives de financement de leur développement ailleurs qu’en Occident. Tant que cela reste dans le champ politique et diplomatique, rien de vraiment grave.

Par contre, cette même intrusion ou la perception par les populations qu’il s’agit là encore d’une intrusion agressive et gratuite dans l’intimité des croyances revient en fait à « laïciser » la croyance elle-même. On quitte alors l’influence et le rationnel pour pénétrer le monde complexe de la sensibilité musulmane face à des caricatures qui apparaissent finalement comme un blasphème dans un monde non-occidentalisé. Faut-il rappeler que dans l’ancien testament de la Bible, l’insulte à Dieu est punie de mort. Dans le nouveau testament, selon le Christ, l’insulte à l’Esprit Saint ne peut être pardonnée … Lorsque dans le Coran et la Bible (ancien testament), la notion de « œil pour œil, et dent pour dent » reste encore très vivace, il faut s’interroger sur les motivations réelles de ceux qui font de la provocation gratuite en diffusant des caricatures bien peu originales. L’interdépendance entre les tenants des religions monothéistes (juifs, musulmans et chrétiens) n’avait pas besoin de cela.

Est-ce alors toute la conception unilatéraliste de la laïcité qu’il convient d’incriminer ? Est-ce un coup de boutoir de plus des athées qui tentent aussi d’exister par le biais de représentation quelque peu falsifiée des opinions ? Certainement ! Ceci ne peut-il pas se faire de manière pacifique et sans provocation ? Tout ceci pose le problème de la « propriété » des organes de presse et de la liberté effective des journalistes face aux impératifs de ventes. Les faiseurs d’opinion ont commis une erreur médiatique et commencent à peine à percevoir les effets pervers de l’arme de destruction massive de croyances et de culture que constitue la mauvaise utilisation d’un organe de presse. La résistance démesurée des pays musulmans à un besoin de “vendre” plus de quelques organes de presse a permis de percer l’abcès : les pressions diplomatiques occidentales sur des États souffrant de déficit démocratique chronique se désinfectent sur le terrain des croyances et des pratiques religieuses.

S’attaquer aux ambassades occidentales notamment danoises, norvégiennes, françaises etc. relève là encore de l’ignorance. Avec la séparation des pouvoirs, la véritable cible aurait dû être les véritables propriétaires des journaux incriminés. Le journal danois, qui a fait part de ses excuses officielles non sans avoir licencié le caricaturiste incriminé, est à demi-pardonné. Il est donc clair que le débat n’est plus sur le terrain des caricatures mais sur les pressions discrètes et les interventions des États occidentaux dans les pays musulmans. Les pays musulmans tentent aussi de canaliser et neutraliser des mouvements internes de réprobation de politiques internes où la liberté d’expression est taboue. L’Occident et les journaux occidentaux qui ont soutenu le principe de la liberté de diffusion de caricatures désinformatrices ont rendu un bien mauvais service aux démocrates musulmans qui retrouvent une forme d’auto-clandestinité. Finalement, les responsables des journaux occidentaux ne font preuve d’aucun courage puisqu’ils ne subiront pas les affres de la répression des polices politiques dans les pays musulmans concernés par ce dossier. Au contraire, cela frise un manque de responsabilité et de désolidarisation envers les mouvements locaux qui se battent pour une ouverture graduelle des sociétés musulmanes.

La caricature à elle-seule n’explique plus l’amplification du phénomène de ras-le-bol. On peut y voir des signes avant-coureurs d’un choc de civilisations. Personne ne sortira gagnant d’une guerre entre des civilisations soeurs au motif qu’il y a non-respect et diffamation d’un symbole religieux. Les approches réductionnistes comme le néo-conservatisme, le néo-fondamentalisme, le néo-nazisme et bien d’autres formes d’expression de type communautarisme sont à classer parmi une gestion géopolitique de la gouvernance mondiale au rabais. Il s’agit d’ailleurs d’une caricature au rabais à laquelle une réponse au rabais a été envoyée. Au lieu de mettre de l’huile sur le feu, les intellectuels pacifistes de tous bords feraient mieux de raisonner, tant les décideurs politiques que les directeurs d’agence de Presse qui oublient qu’à force d’observer dans des lunettes teintées d’occidentalisme, ils finissent par ne plus renvoyer une image réelle du monde.

3. La fracture médiatique entretenue en Afrique

De l’Afghanistan à l’Indonésie, dans tout le Moyen et Proche-Orient sans oublier quelques pays musulmans d’Afrique tel le Niger et le Sénégal, la colère et les condamnations ont eu lieu. Elles ont été plus faibles en Afrique pour plusieurs raisons :

• L’Afrique ne brille pas sur le sujet de la liberté d’expression, au contraire. Les pays africains, à moins d’être télécommandés à des fins d’instrumentalisation de la situation, n’ont pas de leçon à donner en la matière. Même une caricature, voire une information sur l’état de santé d’un chef d’Etat fait encore l’objet de peines de prison, de saccages des équipements permettant de relayer l’information libre et d’attaques physiques sur les journalistes.

• L’Afrique a un respect pour Dieu et tout ce qui relève de près ou de loin à ce dernier. Certains chefs d’État n’hésitent plus à faire l’amalgame entre Dieu, un prophète, un chef traditionnel et le chef de l’exécutif, voire le Chef de l’armée… Cette marque de respect relève plus d’un environnement où le politiquement correct s’accommode facilement avec l’autocensure, principalement pour des raisons alimentaires. L’Occident a plutôt toujours appuyé ce genre de situation en sous-mains tout en clamant sur tous les toits l’urgence de la démocratisation des pays africains.

• L’Afrique, constituée d’une mosaïque d’ethnies, de rois et de Dieux a appris à les faire cohabiter sans trop de problèmes. L’État africain d’ailleurs l’a compris, en évitant autant que faire se peut, de ne pas s’immiscer dans les affaires intérieures de ceux qui sont en charge de la « gouvernance de la croyance » ; par contre la pauvreté et la faiblesse des moyens d’information font que la fracture médiatique empêche la démocratie et la liberté d’expression d’éclore. Même en Afrique de nombreux médias étrangers viennent y déverser une version « occidentalisée » de l’information. Au lieu d’informer sur les préoccupations des Africains, la ligne directrice consiste à diffuser l’information relative aux préoccupations des pays occidentalisés en Afrique ou des dirigeants africains travaillant pour les pays occidentaux.

• Plus de 26 pays n’ont toujours pas adhéré à la charte de bonne gouvernance politique et économique du Nouveau partenariat pour le Développement Économique de l’Afrique (NEPAD). L’Afrique souffre donc encore beaucoup d’un long passif d’injustices systémiques restées impunies. La religion a servi souvent d’exutoire en repoussant le problème dans l’au-delà. Les dirigeants des pays occidentaux ont préféré promouvoir les dirigeants des États africains qui optent pour un renforcement musclé de la souveraineté de l’État africain au détriment souvent d’un processus de démocratisation véritable et d’une réelle liberté d’expression. Il n’y a pas de liberté d’expression sans devoir de mémoire. Toute refondation médiatique passe par une analyse sérieuse des pratiques post-coloniales des ex-puissances occidentales en Afrique. La censure directe ou indirecte demeure le droit commun sur ce sujet qui reste la source première des problèmes d’immigration, de chômage, de liberté et de démocratie en Afrique.

Les difficultés multiples des médias africains d’informer plutôt que de “communiquer” reste un problème. Ceux qui tentent de se démarquer sont souvent mis au silence, ceci sous toutes ses formes.

4. La politique du “deux poids, deux mesures”

Les médias occidentaux ont oublié qu’ils détiennent un pouvoir en soi. La séparation de l’Église et de l’État, n’autorise personne à falsifier la réalité des croyances d’un juif, d’un arabe ou d’un noir. Car, c’est bien d’une falsification dont il est question dans ces caricatures. Personne n’est contre la liberté d’expression, au contraire. Mais lorsque les Médias, officiellement séparés de l’État et de l’Église, abusent de leur position d’influence en faisant de la provocation au rabais, il est difficile de cacher ceci derrière une quelconque liberté d’expression. Il s’agit au mieux d’une désinformation, au pire d’une insulte. Oui, certains médias occidentaux croient détenir la vérité simplement parce qu’ils ont une large couverture ou caracolent en tête des ventes.

Pourtant lorsque l’Église chrétienne a déposé une plainte pour censurer une publicité qui transformait le tableau de la Sainte Cène peint majestueusement par Léonard de Vinci en une scène obscène où les hommes sont transformés en femmes dans des positions dignes de films pornographiques, aucun Média sérieux n’a multiplié les photos dénaturées. Il y a donc bien une liberté d’expression à géométrie variable selon que l’on caricature la mémoire ou la vie des juifs, des musulmans, des chrétiens ou des animistes. La même approche de « deux poids, deux mesures » s’applique lorsque la caricature touche un blanc, un jaune, un rouge ou un noir lorsqu’il ou elle recherche un emploi, un appartement, ou cherche à s’amuser dans une boîte de nuit un peu huppée…

Il est donc difficile de caricaturer des croyances sans faire référence à l’histoire. Il faut croire que si la caricature avait été faite par un musulman, les choses ne se seraient pas passées de la même manière et les règlements de compte auraient eu lieu “en famille”. D’ailleurs, ces caricatures avaient été publiées quelques mois plus tôt au Danemark et en Égypte sans que personne ne s’en soit ému. En répétant l’opération, la caricature du Prophète Mahomet a été vécue comme et demeure un acte d’agression gratuite contre l’intimité des croyances d’une grande partie des musulmans . Un laïc convaincu et athée peut-il vraiment en mesurer la portée ? Des journaux peuvent-ils au nom de la liberté d’expression relayer ces images en pensant, de manière unilatérale, croire à leur droit à la liberté d’expression. En sécurité, en Occident, c’est facile. Dans les banlieues des villes musulmanes et face à la pression religieuse et de la police politique, les choses auraient été bien différentes. Dans un monde globalisé où l’interdépendance offre un nouveau champ d’ouverture mais aussi de limite de la liberté d’expression, il fallait simplement se mettre à la place de ceux, nombreux, qui ne partagent pas le point de vue exprimé lequel a été considéré comme de la provocation et de la désinformation. Lorsqu’une majorité d’individus estime que l’on touche gratuitement à leur croyance et donc à leur intimité, alors de quelle liberté d’expression parle-t-on ? Une tentative de conversion à l’athéisme ou une forme nouvelle de la dictature de la laïcité ?

Conclusion : la laïcité n’est pas incompatible dans des espaces musulmans

Suite à la réaction en chaîne du monde musulman face à une provocation gratuite montée en épingle sous le couvert de la liberté d’expression, il convient de s’interroger sur les bienfaits de la laïcité qui reste, de fait, un enjeu social. La laïcité est fondée sur le refus implicite d’une religion d’État. Parce que la laïcité a permis la paix civile dans les pays occidentaux, faut-il automatiquement croire que l’on peut « imposer une morale laïque » comme valeur commune assurant le lien social en dehors des frontières occidentales ? Est-ce réaliste lorsque l’Occident tente discrètement mais avec acharnement de faire partager, parfois bien maladroitement car entachée de dépendance, une certaine culture occidentalisée, au plan mondial ?

La laïcité de l’État a été imposée par l’État laïc justement du fait des abus d’un pouvoir ecclésiastique. A vouloir exercer la laïcité en dehors d’un espace occidental et surtout à vouloir “exercer” autoritairement ce droit dans un environnement où les abus des pouvoirs ecclésiastiques se confondent avec le droit à l’autodétermination et à l’indépendance vis-à-vis justement de cet Occident interventionniste, la laïcité est perçue comme une forme agressive hostile à toute idéologie basée sur la théocratie. Toutes les recrudescences de la passion anticléricale des laïcs coïncident avec des retours en force de ceux qui organisent le contrôle du pouvoir justement sur la base de l’association de l’État et des organisations cléricales. Les caricatures des uns sont considérées comme une tentative d’ingérence dans les affaires “intérieures” de l’autre. Le contraire reste valable puisque le concours lancé pour faire des caricatures de l’holocauste juif relève de la même stupidité. On sort de cette dialectique de l’interdépendance par le dialogue. Encore faut-il le vouloir ! La laïcité autoritaire proposée par le schéma algérien ne peut servir de modèle de démocratie. L’Occident ferait mieux de soutenir les mouvements internes d’organisation de la démocratie plutôt que de croire qu’il peut, de manière autocratique, en imposer les contours en catimini.

La liberté de conscience individuelle des citoyens ne peut être domptée au point de réduire la représentation des opinions à sa forme la plus élémentaire et déformée que constitue la caricature. En conséquence, la liberté de conscience collective des citoyens ne peut faire l’objet de récupération par des médias sous le couvert de la liberté d’expression. La propagation de la provocation informationnelle doit être régulée d’un commun accord avec les groupes intéressés et faire l’objet d’une régulation au niveau des Nations Unies. A défaut, des mesures de précaution et de respect des cultures des autres doivent nécessairement s’inscrire au même niveau que les textes nationaux sur l’éthique des rédacteurs en chef de médias, des journalistes et des caricaturistes. Sinon, le monde risque de basculer dans le règne des profanes, avec toutes les conséquences dont sont capables autant les dictateurs religieux que ceux prônant la laïcité, sans pour autant que cela ne relève de l’humour. En réalité, la liberté d’expression ne peut s’exercer à sens unique face à la pauvreté des moyens informationnels des pays pauvres. A force d’informer de manière plutôt négative sur les réalités des non-occidentaux, de simples caricatures de désinformation, finissent pas créer des pyromanes culturels et posent les jalons de futurs chocs civilisationels .

L’Afrique ne peut croire qu’il s’agit là d’une fatalité . Certains milieux occidentaux continuent à croire, à tort, que parmi les autres civilisations identifiées comme non-occidentales à savoir la japonaise, la chinoise, l’indienne, la slavo-balkanique, la latino-américaine, l’africaine, l’Islam demeure celle qui contestera en premier l’hégémonie occidentale. Cette paranoïa doit cesser sinon les provocations diverses finiront par produire un “choc de l’ignorance”.

Par Yves Ekoué Amaïzo
12 février 2006

Auteur et Economiste à l’Organisation des Nations Unies pour le développement industriel (ONUDI).
Il s’exprime ici à titre personnel.


1. Benjamin R. Barber, Djihad versus McWorld : Mondialisation et intégrisme contre la démocratie, édition Desclée de Brouwer, Paris, 1996.

2. Roland Jacquard, Les archives secrètes d’Al Qaida, éditions Jean Picollec, Paris, 2002.

3. Abdelwahab Meddeb, La maladie de l’Islam, édition Seuil, Paris, 2002.

4. Samuel P. Huntington, Le choc des civilisations, éditions Odile Jacob, Paris, 1997.

5. Jean Paul Ngoupandé, L’Afrique face à l’Islam, éditions Albin Michel, Paris, 2003, p. 161, « Beaucoup de chefs d’Etat africains sont devenus es obstacles majeurs au progrès de leur pays »,

6. Edward Saïd, « Le choc de l’ignorance », traduit de l’anglais par Françoise Cartano, in Le Monde du 27 octobre 2001.