LES DOSSIERS

Mémoire de l’esclavage

Entre célébrations abolitionnistes et reconnaissance des résistances…

Depuis l’instauration en 2017 de la Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions, la France a intégré à son calendrier républicain un moment de commémoration. Pourtant, cette reconnaissance officielle soulève des interrogations sur les modalités de la mémoire : célèbre-t-on les abolitions ou les résistances ? La parole des victimes et des descendants est-elle véritablement centrale ? Cet article propose une lecture critique de l’approche mémorielle dominante et appelle à une réappropriation panafricaine des récits historiques.

 

Le groupe Afrology travaille depuis quelques années, notamment avec la ville de Bruxelles, sur un programme intitulé : Mémoire d’esclaves. L’objectif est d’arriver à poser une date comme référence locale et/ou européenne pour la commémoration de ce qu’il est aujourd’hui convenu de nommer un « crime contre l’humanité ». La question qui nous est parvenue ce mois de mai est la suivante : pourquoi ne pas nous aligner sur la France ? Nos éléments de réponse suivent…

1. La construction d’une mémoire officielle : entre reconnaissance et réécriture

La loi Taubira de 2001 (Loi n°2001-434) a marqué un tournant en France en reconnaissant la traite négrière transatlantique et l’esclavage comme crimes contre l’humanité. Cette avancée symbolique a débouché sur l’instauration du 10 mai comme journée de commémoration nationale, en application de la loi du 30 juin 1983 relative aux commémorations publiques.

Cependant, les cérémonies officielles, organisées en l’absence des victimes, mettent souvent en avant les figures abolitionnistes européennes (Victor Schœlcher, Abbé Grégoire, etc.) au détriment des résistances noires. Comme le souligne l’historien Frédéric Régent, « la mémoire officielle tend à minimiser les luttes des esclaves eux-mêmes, qui furent pourtant déterminantes dans l’abolition » (Régent, 2015).

2. Une mémoire partielle : les silences autour des résistances africaines et afrodescendantes

La mémoire commémorative telle qu’elle est institutionnalisée véhicule une narration pacifiée de l’histoire : celle d’un État républicain qui aurait, par sursaut humaniste, mis fin à l’esclavage. Or, cette narration occulte les révoltes d’esclaves (Saint-Domingue, Haïti, Jamaïque) et les résistances africaines (royaumes, sociétés secrètes, marronnage).

L’universitaire Myriam Cottias rappelle que « l’histoire des esclaves ne peut être réduite à l’attente passive de leur libération par des bienfaiteurs blancs » (Cottias, 2007). Elle plaide pour une lecture active et plurielle des résistances, incarnée notamment par des figures telles que Toussaint Louverture, Nanny of the Maroons ou encore Béhanzin.

3. La lutte haïtienne : Bois Caïman, acte inaugural d’une liberté arrachée

Le 14 août 1791, à Bois Caïman, dans le nord de Saint-Domingue, se tient une cérémonie vodou qui marquera un tournant décisif dans l’histoire des luttes anti-esclavagistes. Sous la direction spirituelle du prêtre vodou Dutty Boukman et de la prêtresse Cécile Fatiman, cet événement constitue un pacte d’unité et de rébellion entre les esclaves africains, enraciné dans les traditions spirituelles du continent.

La cérémonie du Bois Caïman ne fut pas seulement une incantation religieuse, mais un acte politique fondateur. Elle annonce l’insurrection massive du 22 août 1791, qui ouvrira la voie à une révolution ayant conduit à la première indépendance noire de l’histoire moderne : Haïti, en 1804. Selon l’historien Jean Casimir, « la Révolution haïtienne ne fut pas une simple transposition des Lumières, mais l’aboutissement d’une volonté propre des esclaves de se constituer en peuple souverain » (Casimir, 2020).

Or, ce moment central de l’histoire universelle reste marginalisé dans les programmes scolaires et les cérémonies officielles occidentales. Il constitue pourtant un repère fondamental pour toutes les diasporas africaines : la mémoire de Bois Caïman est celle d’une liberté arrachée, non accordée.

4. Pour une réappropriation panafricaine de la mémoire

L’historien béninois Amzat Boukari-Yabara insiste sur le fait que la mémoire de l’esclavage ne peut être déterritorialisée ni décontextualisée. Les lieux symboliques tels que Gorée, Ouidah ou Zanzibar doivent être réinvestis, non comme des musées figés, mais comme espaces de transmission panafricains.

C’est dans cette perspective que le groupe Afrology propose une démarche alternative : il participe à la commémoration à Ouidah (Bénin) en août 2025, tournée vers la reconnaissance des résistants, des traditions orales, et de la continuité des mémoires dans les diasporas africaines. Il ne s’agit pas seulement de mémoire, mais aussi de justice historique.

Conclusion : décoloniser la mémoire

Ce que révèle le 10 mai, ce n’est pas tant une réconciliation avec l’histoire, mais un tiraillement mémoriel entre célébration institutionnelle et revendications décoloniales. Il est temps d’écouter les voix minorées, invisibilisées, pour construire une mémoire plurielle, transnationale, et centrée sur les sujets historiques que furent les esclaves et leurs descendants.

La mémoire de l’esclavage ne peut être l’objet d’un monopole narratif : elle doit être co-construite avec les premiers concernés.

La question qui persiste: la mémoire de la guerre doit-elle être celle des agresseurs ou celle des victimes?

 

Bruxelles, le 21 mai 2025
Ablam AHADJI

Bibliographie sélective

Boukari-Yabara, A. (2014). *Africa Unite! Une histoire du panafricanisme*. La Découverte.

Casimir, J. (2020). *Une lecture décoloniale de l’histoire des Haïtiens*. Éditions de l’Université d’État d’Haïti.

Cottias, M. (2007). *Les Traites et les esclavages : perspectives historiques et contemporaines*. CNRS Éditions.

Fick, C. (1990). *The Making of Haiti: The Saint Domingue Revolution from Below*. University of Tennessee Press.

Régent, F. (2015). *La France et ses esclaves : de la colonisation aux abolitions (1620–1848)*. Grasset.

Taubira, C. (2006). *Murmures à la jeunesse*. Philippe Rey.

Vergès, F. (2021). *Un féminisme décolonial*. La Fabrique.