LES DOSSIERS

« Port-Mélo » d’Edem : Grand prix littéraire de l’Afrique noire 2006  

L’Association des écrivains de langue française a décerné le Grand prix littéraire de l’Afrique noire 2006 à l’écrivain Edem pour son roman « Port-Mélo »*. Un coup d’essai qui s’est révélé comme un coup de maître car étant le premier roman publié de l’auteur.

Avec son premier roman qui entre dans le monde de la littérature francophone avec une distinction, l’écrivain Edem vient de se découvrir, tant soi peu, comme une promesse dans la création littéraire au niveau du continent, promesse qui se révèle comme une nouvelle touche scripturale tant son texte sort des sentiers battus du roman africain. Avec Williams Sassine, Sony Labou Tansi, Ahmadou Kourouma, Tierno Monénembo, Henri Lopes, et aujourd’hui Alain Mabanckou, pour ne citer que ces quelques noms , Edem vient d’agrandir le cercle des « nouveaux romanciers » africains.

« Port-Mélo » ou le roman des romans

Port-Mélo se présente comme une superposition de plusieurs récits dont chacun se découvre à travers un personnage central. De l’incipit à la clausule, se dé-roule le tableau sombre d’une Afrique qui se cherche encore. Et le personnage d’Orpheus, le chef de la P.J. de la ville de Port-Mélo nous fait revivre le vécu quotidien de ces dernières années de certaines sociétés africaines. Port-Mélo, c’est l’addition des aventures de Christophe Mélo, de mère Cori, de Joséphine, de Manuel et d’Orpheus Bambara, cinq personnages autour desquels se développent les récits rapportés dans le roman.

Christophe Mélo : une tragédie malgré elle

N’ayant pas respecté le langage des cauris, l’étudiant Mélo, après une manifestation populaire qui a mal tourné, se retrouve devant l’immonde Orpheus Bambara, le chef de la P.J. Commencent alors ses mésaventures quand il est arrêté et pris pour un espion au cours de l’interrogatoire : « Avoue que tu espionnais. FBI ? Mossad ? KGB ? » (p.16), lui lance Orpheus avant de lui demander de dénoncer son ami Manuel recherché par le chef de la P.J. et sa milice qui seront à l’origine de plusieurs tragédies à Port-Mélo.

Mère Cori : du passé au présent

Elle est le témoin des malheurs de Port-Mélo : la brutalité des miliciens, les corps flotant du côté du wharf, le passage des hommes dans les bordels sont les quelques images qi hantent son esprit. Et son histoire commence plusieurs années avant les événements de Port-Mélo en vivant avec un homme parti en guerre et qui n’est jamais de retour. Et l’absence de ce dernier pousse un policier de Port Mélo à la battre pour avoir refusé ses avances. Cette situation provoque l’avortement de Cori qui attendait un enfant de son homme : « le flic se vengea sur le corps frêle et le petit ventre rond, des coups de pied dans le ventre qui propulsèrent avant terme et hors des entrailles un enfant, un machin mort » (p.92).

Quand elle décide de repartir à Elmina son terroir, se découvrent une partie de son enfance à travers les souvenirs comme la tentation de l’exil en se livrant aux matelots de passage à Port-Mélo. Mais dans le roman, la dimension-présent est supérieure à la dimension-souvenir quand on se réfère aux activités de l’héroïne dans la ville de Port-Mélo.

Joséphine l’étudiante : une jeunesse martyrisée

Elle est souvent en compagnie de Christophe Mélo. Elle a été marquée par la brutalité des miliciens d’Orpheus pendant leur grève. Elle est aussi à la recherche de Manuel supposé mort que voudrait lui faire découvrir le croc-mort dans l’exercice de son métier. Mais elle n’arrivera pas à supporter l’arrivée du corbillard sensé contenir le corps de Manuel : « le vent s’est tu, relayé par un vrombissement d’un moteur. Le corbillard. Les portières s’ouvrent…
– Faudra être forte, jeune fille [lui dit le croc-mort]. Je te préviens. C’est pas beau.
Joséphine avait disparu. » (p.172)

Orpheus Bambara : le reflet de la dictature africaine

Contre la manifestation populaire et pacifique dénonçant des assassinats, Orpheus impose une riposte sanglante par l’intermédiaire de sa milice. Ainsi le Fumoir (la prison) et ses environs deviennent des zones d’incertitude, des zones de la mort. C’est dans ces lieux que Cori assiste à l’enlèvement des corps par le corbillard qui incarne Orpheus avec son monde qui se remarque aussi par le viol : « Orpheus désigna trois de ses gorilles qui (…) ouvrirent leurs braguettes. [Ils] se saisirent au hasard de la petite Dorina (…) Ils ont déchiré la petite robe… » (p.128). Et on n’est pas étonné que, tout au long du récit, il soit à la recherche de Manuel et son carnet, document où seraient notées toutes ses victimes, une preuve de son sadisme et d’élément incontournable du Fumoir.

Manuel : l’énigme du roman

Il est l’alpha et l’oméga du récit. Recherché au début par le chef de la P.J., il est énigmatique tout au long du récit avant de « se découvrir » plus loin. Confié à des prêtres dans son enfance, il entre au séminaire de Port-Mélo avant son séjour à Rome qui devrait faire de lui un bon prêtre. Il rencontre dans son exil le poète Nicolas Guillen qui va beaucoup le marquer avant son retour au pays. Et c’est à Port-Mélo que commencent ses mésaventures d’homme recherché par Orpheus Bambara et quand il s’intéresse aux victimes du Fumoir dont certaines « nagent » du côté du wharf, le chef de la P.J. veut l’éliminer car il apparaît comme un témoin gênant, traité à un moment de fou, avec son carnet où il note tous les cadavres de Port-Mélo. Et jusqu’à la fin du récit, Manuel et son carnet seront une énigme que le croc-mort et Joséphine n’arriveront pas à élucider.

« Port-Mélo » : un style fluide sur fond de répétitions, de poésie dans l’acceptation d’un lieu unique

Mettant en cause le linéaire du récit, le roman d’Edem définit sa propre trajectoire et son propre style. Il y a une sorte de mélodie sur fond de refrain dans le récit où certaines sonorités (mots) se répètent comme on peut le remarquer dans les segments textuels ci-après : « réchauffe et purifie le cuir, le cuir et la vie, le cuir et la ville, la ville et le macadam, le macadam sur lequel sèchent le sang et les larmes du ciel » (p.92) et un peu plus loin « il déposa un sourire devant la plus grande tente, un sourire devant la plus fragile, un sourire et un foulard devant la plus petite, un sourire sur le seuil de la plus moche et trouée… » (p.137). Et cet effet de répétitions donne un autre rythme au coulé narratif du récit. Du style d’Edem, se remarquent quelques envolées poétiques tels « Nous parlions du pays brûlé et de tous les rêves coupés au couteau » (p.62) », « Elle se présente ce rempart des temps anciens et un peuple creusant dans le mur de violence une faille d’espoir » (p.63) qui montrent que l’auteur est plus qu’un romancier. Ces refrains textuels et la présence des images poétiques ne nous font-il s pas penser à la littérature orale africaine qui souvent, est exprimée par la chanson et la poésie ?

En dehors des analepses qui définissent l’enfance de mère Cori et l’exil de son homme-soldat ainsi que celui de Manuel, l’histoire de Port-Mélo se déroule dans un univers unique qui marque géographiquement ses limites : le port avec ses environs comme le wharf, la plage, le marché, le Fumoir et surtout la rue Z qui fait penser aux malheurs des habitants de Port-Mélo. La rue Z est le théâtre de toutes les atrocités que provoque la milice d’Orpheus. Et cette marque maléfique de la lettre Z de cette rue nous fait penser à une étude de Roland Barthes intitulé S/Z quand il affirme que « la lettre Z est comme une évidence qui n’a besoin d’aucune preuve (…), une lettre de mutilation ». Et toutes les victimes d’Orpheus que Manuel note dans son carnet sont des mutilés, des « corps zéro ». Une autre spécificité du texte d’Edem : le mélange « anarchique » de certains temps verbaux qui promènent le lecteur tantôt dans le présent, tantôt dans le passé et parfois même dans le futur sans aiguillage : « … gazo Hé ! crie le milicien qui se releva » (p.43) ; un peu plus loin on peut lire : « le plus jeune écrase une bestiole (…), le geste fit sauter son compère qui se redresse » (p.119). On remarque dans ce roman, d’un côté les actions des personnages qui se condensent à travers le présent et l’autre la prolifération par l’intermédiaire des temps du passé, plus particulièrement l’imparfait.

Pour conclure

Malgré son style « recherché » que lui donne une autre allure scripturale, le récit de Port-Mélo, par la description de certains lieux malsains et salubres où se déroule la diégèse, et avec ses scènes de peur, de terreur, de mort, de sexe, d’alcool, de violence et de viol, révèle encore le côté « désenchantement » du roman africain que remarque Jacques Chevrier dans Littérature nègre. Si du côté de la présentation de la société africaine, ce roman polyphonique d’Edem ne nous apprend pas grand chose sur ses hommes de paille tels Orpheus et ses miliciens que l’on peut encore malheureusement rencontrer de nos jours dans quelques pays du continent, il nous fait découvrir en revanche une autre façon de mener un texte de fiction. Et c’est peut-être par la pertinence de sa dimension littérale que Port-Mélo a été choisi comme meilleur roman de l’année 2006 par l’Association des écrivains de langue française.

*Edem, Port-Mélo, Editions Gallimard, Collection Continents noirs, Paris, 2006

Noël KODIA

Références bibliographiques
Barthes (R.) S/Z, Editions Le Seuil, Paris, 1970
Chevrier (J.) Littérature nègre, Editions A. Colin, Paris, 1990