LES DOSSIERS

Taxinomie critique des paradigmes de l’ethnicité

Introduction

Le concept d’ethnicité né de la déconstruction et de la reconceptualisation du concept ethnie a pris son véritable sens après la seconde guerre mondiale. Bien que Barth(1) ait apporté une nouvelle perception, l’ethnicité ne cesse de susciter une diversité d’interprétation à telle enseigne qu’il semble être utilisé, à tort ou à raison, comme explication à une multiplicité de pratiques. C’est dans ce sens que Weber(2) n’a pas hésité à le qualifier de concept “fourre tout”.

Toutefois, si l’effort de précision de ce concept remonte à une quarantaine d’années, sa compréhension nous oblige de recourir au passé le plus éloigné pour le saisir . Ayant été cerné aussi bien sous l’angle psychologique qu’anthropologique, la compréhension de l’ethnicité sous ce second angle (anthrologique) se confond au débat qui entoure l’évolution du concept ethnie.

A cet effet, le concept ethnie, s’il remonte sa source à la Grèce antique pour signifier les ensembles des peuples autres que ceux qui étaient organisés en cités, a prêté équivoque depuis cette époque. Il est tantôt confondue aux groupes qualifiés de barbares, tantôt il fait référence aux groupes humains qui se sont intégrés dans la cité mais fortement attaché à la tradition. Cette complexité a généré des variations fréquentes de sens.

A ce propos, Joseph Arthur de Gobineau dans son “essai sur l’inégalité des races humaines” de 1854 établit une synonymie entre l’ethnie et la race. Par contre, l’ethnologie apparut comme discipline scientifique en 1870 avec les études ethnographiques ramène l’ethnie à la culture non – civilisée. De son côté, Georges Vacher de Lapouge employant pour la première fois ce concept en français dans son étude ” les sélections sociales ” en 1896, lui colle la signification de race comme l’avait fait Gobineau.

Tous ces changements de sens ont aussi dans la suite de temps une implication sur le sens exact du concept ethnicité. Cette difficulté donne à l’ethnicité une diversité de sens, selon les critères mis en exergue. Dans le même ordre d’idées, sur le plan psychologique, l’ethnicité, en tant que conscience, s’exprime dans une pluralité de sentiments qui peuvent aller de l’ethnisme (tribalisme) à l’ethnocide, en passant par l’ethnocentrisme. Il faut reconnaître à ce stade que tous ces sentiments n’expriment pas toujours le véritable sens de l’ethnicité car, ils sont parfois des déviations à la conscience ethnique.

Le sens profond de l’ethnicité se focalise dans l’altérité perçue sur l’axe de la différence. Chaque fois que l’on quitte le particularisme pour tomber dans l’universalisme, l’on semble dévier de l’ethnicité pour tomber dans ce qu’elle n’est pas véritablement.

L’ethnicité est par essence disposée à l’acceptation de l’autre comme source de différence. Cette perception nous permet de réfuter certaines explications comme celle fournit par Okwudiba(3) qui voit en l’ethnicité “un phénomène complexe marqué par l’ethnocentrisme “.

L’exclusivisme associé à l’ethnicité ne conduit pas au rejet de l’autre mais à relever les caractéristiques de différences qui font que certains fassent partie de “nous” et d’autres de la communauté de “eux”. L’exclusivisme ethniciste féconde les frontières qui génèrent la différence, alors que l’exclusivisme ethnocentrique produit les limitent qui anéantissent les autres, le “eux” pour les incorporer dans le “nous”. Il ne tolère pas la différence et prône la pensée unique.

Toutefois, il s’avère utile de relever que l’ethnicité est généralement associée à des considérations d’ordre politique, religieux et social. Dans ces circonstances, elle peut être déviée pour produire des sentiments qui, souvent, succombent dans le camps ethnocentriste voire ethnocidaire (4).

Dans les analyses relatives à la question de l’ethnicité, la confusion de sentiments est souvent faite de telle sorte qu’il devient parfois difficile de cerner l’ethnicité. Pour faciliter la compréhension de ce concept complexe, nous pensons que la classification de ses perceptions par une taxonomie claire permettrait aux chercheurs qui s’intéressent à cette question, de savoir se situer dans les débats d’idées de ce phénomène pour une analyse cohérente et convaincante.

L’ethnicité n’a pas une appréhension unique. Sa compréhension et son usage repose sur les dimensions qui sont privilégiées dans la pratique ou l’analyse. A ce sujet, deux grands types de dimensions peuvent être retenus pour cerner l’ethnicité.

Il y a d’une part, la dimension naturelle qui repose sur des critères objectivistes et circonscrit l’ethnicité comme un fait naturel qui s’impose à l’individu sans qu’il soit en mesure de s’y échapper, car lui étant antérieur. Cette dimension privilégie le lien de base au sein des organisations fondée sur la parenté, les modèles de comportements des individus en groupe, les institutions représentant l’ascendance…

D’autre part, la dimension sociale repose sur les aspects subjectivistes tissés pendant les relations sociales. Cette dimension s’intéresse donc aux identités, modes de domination, attitudes, valeurs et préjugés dans le processus d’agir communicationnel (cf Habermas).

Ces deux grandes dimensions permettent d’inventorier les théories en les classifiant selon la dimension qui est privilégiée. Chacune des théories se repartie en plusieurs courants paradigmatiques que nous avons essayé d’identifier et de regrouper.

Pour ce faire, Martiniello(5) a fait un travail remarquable de classification théorique de l’ethnicité, mais celle-ci mélange parfois les paradigmes et regorge des insuffisances critiques qui justifieraient l’évolution des courants.
Au demeurant, Martiniello qualifie de théorie toutes les tendances qui existent dans l’étude de l’ethnicité; mais nous pensons qu’il y a deux théories avec différents paradigmes en leur sein.

De même, sur le plan contextuel, son inventaire se limite au monde occidental alors que l’Afrique, l’un de coin où l’ethnicité est vivante, reste absente de sa pensée. Il ignore les anthropologues de la colonisation, les sociologues africains et africanistes de la période post coloniale. Nous tenterons de brosser les écoles africaines et africanistes de l’ethnicité bien que les écrits soient peu nombreux et très moins diffusés que les écrits occidentaux.

Dans le même ordre d’idées, Poutignat et Streiff-Fenart (6), après un travail intéressant de recension des théories de l’ethnicité, tombent dans les mêmes faiblesses que Martiniello. Leur inventaire pèche par l’absence de liens entre ces théories, qui sont répertoriées dans une totale indépendance des unes vis-à-vis des autres, alors qu’elles relèvent parfois d’une même famille. Dans cet inventaire, nous distinguons la théorie naturaliste de celle dite sociale. Chacune de ces théories a plusieurs autres subdivisions dans laquelle nous placerons les écoles africaines dans la manière d’appréhender l’ethnicité.

I. La théorie naturaliste de l’ethnicité

Cette théorie explique l’ethnicité en la réduisant à un phénomène biologique et naturel. L’ethnicité est une affaire de lien de sang, de gènes et de descendance commune. L’ethnicité s’appréhende ici comme un besoin inné de s’insérer dans un groupe ethnique. Elle est une donnée naturelle, objective et concrète qui engendre de façon naturelle des revendications liées aux relations de sang. L’ethnicité n’est donc pas créée mais attribuée à la naissance.

Les naturalistes peuvent être regroupés dans deux courants paradigmatiques de base. Il y a les naturalistes purs et les naturalistes – culturalistes.

1. Les naturalistes Purs

Ce courant est né des idées des premiers penseurs qui ont réfléchi sur l’ethnie. Il remonterait à la Grèce et Rome antique qui réduisaient le lien ethnique à la race barbare qui n’avait pas droit de cité. Cette perception relayée plus tard par Gobineau et Lapouge, tout en cernant le lien ethnique comme de lien de race, connaît un écho retentissant avec le Nazisme suite à une déformation des idées de Ratzel(7) sur la race, propagées par Haushofer.

La cohorte de malheurs ayant entouré cette idéologie politique a éclipsé ce courant pour réapparaître vers les années soixante-dix avec les oeuvres d’Edward Wilson “sociobiology : the new synthesis” ( en 1975) et de Pierre Van Den Berghe “the ethnic phenomen” (en 1981).

Ces naturalistes se proposent d’associer la biologie à la sociologie pour expliquer le lien de l’ethnicité à la race, au sang. Ils relèvent dans leurs analyses que l’évolution biologique assure une reproduction différentielle des individus. Pour eux, les relations ethniques se fondent sur la race d’après les prédispositions génétiques à la sélection parentale. Les naturalistes purs établissent un lien entre la parenté et les relations réciproques. Bien que reconnaissant l’existence de l’autre, ce courant le rejette puisque ne partageant pas le même sang que soi. La colonisation en Afrique voulant établir les barrières entre les groupes pour mieux les dominer, a soutenu ces idées en créant et renforçant parfois des stéréotypés de différence.

Cette appréhension de l’ethnicité est critiquable à plusieurs égards. La parenté biologique ne correspond pas toujours à la parenté sociale, dans la mesure où un individu engendré dans un environnement parental déterminé, mais élevé par d’autres personnes n’aura pas le même lien ethnique avec sa parenté biologique, moins encore ses gènes et sang n’auront pas toujours une détermination sur son comportement.

L’anthropologie et la sociologie rejettent cette correspondance en expliquant l’apport du mythe ou de la socialisation dans l’intégration des individus à la société. Les individus se reconnaissent proche non (pas) à cause de lien de sang mais de valeurs et d’histoire qu’ils partagent ensemble. Dans ce sens, le lien de sang est dilué dans le contact qu’ils entretiennent avec les autres.
La faiblesse de ce courant réside aussi au fait qu’il établit une frontière rigide fondée sur le lien de sang dans l’ethnicité, alors que cette dernière trouve sa source dans la souplesse de ses frontières qui favorise le contact avec les autres. Les naturalistes purs n’admettent donc pas le lien interactionnel entre groupes. Leurs analyses sont appauvries par le fait que l’ethnicité est abordée par rapport à soi-même en négligeant l’apport des autres.

Ces critiques sont à la base de l’émergence et du développement du courant naturaliste – culturaliste au sein de la famille naturiste ou naturaliste de l’ethnicité.

2. Les naturalistes – culturalistes

Tirant les leçons des critiques formulées aux naturalistes purs, les naturalistes – culturalistes s’intéressent à l’ethnicité comme un phénomène qui tire ses origines de la nature primordiale de l’homme. L’ethnicité repose sur le lien de sang mais ce lien résulte des relations qui s’établissent dans la société.

Les naturalistes – culturalistes considèrent l’ethnicité comme un facteur primordial auquel chaque individu, par le sang qui coule dans ses vaines, se réfère dans ses relations avec les autres.

Puisant l’explication dans la distinction que les Grecques faisaient de relation avec les barbares, ce courant justifie l’ethnicité dans le primordialisme de chaque groupe en contact avec les autres c’est-à-dire le désir de chacun de s’identifier à son groupe naturel d’appartenance.

Cette vision est celle de nombreux chercheurs africanistes comme Epstein(8), qui ont analysé l’ethnicité à l’époque coloniale dans le cadre du processus d’industrialisation et d’urbanisation. Ils ont constitué l’école historico – anthropologique qui a souligné l’ethnicité comme une création coloniale. L’assemblage des colonisés sur un même espace a produit la référence au lien de sang ( biologique ou mythique) comme facteur primordial de l’existence en société ou de relation avec les autres.

Se référant au primordialisme, les naturalistes – culturalistes ont connu un grand succès avec Edward Shils dans “Primordial, personal, sacred and civil ties “publié en 1957. Cet auteur fut le premier à aborder, de façon claire, la question du primordialisme pour expliquer les relations de famille. En 1973, Clifford Geertz dans “interprétation of cultures” revient à la charge pour étayer le lien de sang comme primordial à la compréhension de la culture. Dans ce courant, c’est l’ethnicité qui conduit à l’existence de groupe ethnique comme réalité objective et stable. La conscience ethnique ranime le groupe et par conséquent, la culture du groupe se transmet par voie naturelle de génération en génération.

La faiblesse des naturalistes – culturalistes résulte du paramètre primordial qu’ils insèrent dans l’ethnicité. Celle-ci est réduite au groupe (ethnique) en négligeant l’aspect de l’identification. Si le groupe ethnique traverse le temps, ce n’est pas uniquement à cause de ses caractéristiques naturelles relatives au sang mais aussi et surtout grace à ses capacités adaptatives aux circonstances qui jalonnent son existence. Le groupe ethnique ne peut perdurer et évoluer s’il ne sait intégrer dans son parcours les exigences des forces antagoniques qui lui sont opposées.

Bien qu’ils acceptent le contact avec l’autre, les naturalistes – culturalistes ne veulent admettre la modernité dans l’analyse de l’ethnicité. Dans leurs analyses, ils priorisent le niveau affectif mais néglige les niveaux cognitif et évaluatif de l’ethnicité. L’omission ou l’ignorance de ces niveaux ne permet pas à ce courant de justifier les raisons profondes de l’émergence de l’ethnicité dans les relations sociales.

Pour finir, il est utile de retenir que la théorie naturaliste succombe à la critique majeure de réductionnisme essentialiste de l’ethnicité.
Dans le but de faire une analyse plus large (de l’ethnicité), d’autres courants sont nés et n’appréhendent plus la dimension objectiviste comme l’ont fait les naturalistes mais axent la réflexion sur la dimension subjectiviste de l’ethnicité. Cette dimension est à la base de ce qui est appelé la théorie sociale de l’ethnicité.

II. La théorie sociale de l’ethnicité

La théorie sociale de l’ethnicité est née de l’évolution qu’à connu le concept ethnie dans son contenu. La difficulté voire l’impossibilité de lier l’ethnie à des critères objectivistes comme le sang, l’ancêtre, la langue,… à certains groupes d’individus ayant connu l’exode rurale ou l’immigration, a nécessité de reconsidérer la conscience ethnique comme fondée non plus sur ces critères (objectivistes) mais sur des sentiments résultant des processus sociaux. Dans ce cadre, l’ethnicité est observée comme un phénomène flexible qui prend la forme que lui donne les acteurs sociaux (ou politiques). L’ethnicité cesse d’être un produit de la reproduction de différenciation naturelle des sociétés humaines, pour devenir un produit différentiel de l’activité socio – politique de l’homme.

Si Lioyd Warner et Paul Lunt’s, examinant la vie sociale de communautés modernes ont été les précurseurs de cette nouvelle vision de l’ethnicité aux Etats-Unis en 1941, en Afrique c’est l’anthropologue Siegfried F. Nadel qui déconstruit le premier le concept ethnie pour reconstruire le concept d’ethnicité. Dès 1942, dans son œuvre(9), il a soutenu que la tribu (sous-entendue l’ethnie) n’existe pas en vertu d’une quelconque unité ou ressemblance objective, mais en vertu d’une unité idéologique et d’une ressemblance acceptée comme dogme. En effet, analysant le facteur d’unité de la tribu Nupe au Nigeria, qui n’est pas un groupe localisé au sens strict du mot, moins encore une unité linguistique, demeure une unité idéologique qui veut, par définition, ignorer les divergences. La réflexion de Nadel permet de dépasser, dans le contexte africain, la vision objectiviste pour se plonger dans la vision subjectiviste basée sur le constructivisme.

Il s’avère utile de souligner que l’apport le plus significatif des écoles africaines dans l’étude de l’ethnicité après la période de la colonisation reste, nous semble-t-il, la contribution de Amselle(10) qui a montré que l’ethnie et l’ethnicité pour la période précoloniale doit être cernée comme un objet dynamique. L’ethnie et le sentiment qui l’entoure peut s’expliquer à la fois par la langue, le religieux, l’échange commercial, le politique ou la guerre. Ces éléments ainsi évoqués empêchent d’enfermer la compréhension de l’ethnicité à un seul aspect de la vie communautaire, et justifient la multiplicité de sens de l’ethnicité dans les relations sociales.

Cette vision est renforcée par Mazrui (11) qui, à l’instar de Amselle, relève pour la période post-coloniale le dynamisme de l’ethnicité. Il montre dans ses écrits que l’ethnicité n’a jamais disparu avec l’urbanisation comme l’ont perçu certains, mais elle est absorbée dans des larges réseaux d’allégeance. Le Swahili constitue un cas parmi tant d’autres qui prouve l’affaiblissement de l’appartenance locale au profit d’une nouvelle autre identité plus grande. L’ethnicité rurale a disparu dans les centres urbains mais tout en y préservant la loyauté à l’ethnicité. Le Swahili tel que vécu en Afrique centrale et orientale permet d’observer cette réalité.

Au vu de cet apport, nous pouvons dire que la théorie sociale repose sur trois éléments ou composants importants : l’identité, la domination situationnelle et la culture. Ces éléments sont à la base de quelques paradigmes qui expliquent l’ethnicité dans cette famille théorique. Nous les regroupons, à cet effet, dans deux paradigmes : rationaliste et culturaliste; dans lesquels nous identifions aussi plusieurs courants pour expliquer le même phénomène.

1. le paradigme culturaliste de l’ethnicité

Dans ce paradigme, l’ethnicité est appréhendée sous la composante culturelle comme un phénomène subjectif. En effet, la culture du groupe est prise comme facteur de différenciation des entités humaines. Ce paradigme estime que la préservation du groupe en tant qu’entité repose sur le maintien de sa culture. Deux courants majeurs partagent les idées culturalistes.

a. Courant de l’assimilation

Ce courant prône que la culture de l’entité humaine dominante supplante celle du dominé. Tout comme la culture du groupe in-sider d’une entité soit copiée, assimilée par le groupe out-sider. Ce courant a longtemps marqué les analyses de l’ethnicité dans les sociétés en contact avec l’environnement extérieur. Il a guidé la politique coloniale notamment française qui a voulu faire du colonisé un français d’une autre couleur de peau.

Ce courant réclame à tout individu qui veut s’insérer dans un environnement (qui n’est pas le sien) d’oublier sa culture et d’adopter celle de son nouveau groupe ou nouvelle entité.

L’assimilation issue des idéologies lointaines de la colonisation a été mise en valeur par les travaux réalisés aux Etats Unis par l’école de Chicago à partir des années vingt. Ce courant a fait large écho en Europe avec les politiques publiques sur l’intégration des immigrés.

Par contre en Afrique, l’assimilation a guidé les études sur l’édification de l ‘Etat et de la nation. Ces études considèrent que l’émergence des nations au sein de jeunes Etats Africains passe par l’anéantissement du tribalisme (ethnisme) donc de l’ethnicité. Pour elles, le citoyen est celui qui a perdu sa culture ethnique pour s’assimiler à la culture de la nouvelle société nationale. Bon nombre d’études menées durant les années soixante et soixante-dix voire le début des années quatre-vingts en Afrique ont vulgarisé l’assimilation comme nécessité pour la suppression de l’ethnisme. Les principaux penseurs de ce courant en Afrique noire sont ceux qui ont préconisé le parti unique comme instrument d’intégration. Pour eux, seul le système monopartite doit amener les citoyens détribalisés à assimiler la nouvelle culture. Mais la critique qui leur est adressée est celle de préconiser l’assimilation à l ‘Etat dans une culture qui n’existe pas en dehors de celle de l’ethnicité.

Ce courant paradigmatique n’appréhende pas l’ethnicité comme une richesse, car la culture de l’autre est ignorée. Dans cet ordre, il est à la base de la pensée unique et débouche sur l’ethnocentrisme voire l’ethnocide pour l’autre. Il défend l’universalisme à la place de particularisme dont veut se reconnaître l’ethnicité.

Le courant de l’assimilation est aussi critiquable par le fait qu’il ne perçoit pas l’égalité qui s’exprime à travers l’autonomie que défendent les ethnies. Ces critiques ont permis la naissance d’un autre courant qui veut préserver la coexistence de plusieurs cultures au sein d’une même société. Il est partisan de la pluralité de cultures.

b. Courant du pluralisme culturel

Ce courant rejette l’assimilation et s’inscrit dans le cadre d’un environnement démocratique. Le pluralisme culturel estime que chaque groupe jouit du droit d’exister et, en tant que tel il peut maintenir la particularité de sa culture tout en œuvrant dans la société.

Ce courant réfute l’ethnocide et admet que plusieurs groupes peuvent, malgré leurs cultures différentes, interagir au sein d’une même société. Le pluralisme culturel est entré dans l’ère de son affirmation avec les travaux de l’anthropologue Frederick Barth (12) des années soixante sur les frontières ethniques. Dans son étude, pour ne plus revenir sur la notion de frontières ethniques, Barth fait une révolution en reléguant la culture non plus au rang de cause mais de conséquence de l’existence de groupe ethnique. Dans ce sens, la culture cesse d’être figée pour devenir un élément dynamique construit par le groupe.

Le pluralisme culturel bien que enrichi par les travaux de Barth dénote, toutefois, quelques faiblesses qui résultent de la fluidité des frontières du groupe et des interactions entre acteurs sociaux.

En effet, le pluralisme culturel néglige le paramètre de l’histoire pour se focaliser sur la culture présente(actuelle) du groupe. La genèse du processus d’élaboration culturelle n’est pas pris en compte. Les modifications de frontières ne prennent pas en considération son impact sur la culture d’autrui afin de justifier le maintien de rapport et la cohésion sociale. Ce courant n’analyse pas le lien que les acteurs sociaux (les groupes) en interaction ont avec leur environnement social.

Enfin, la fluidité des frontières favorise l’émergence et l’errance identitaire, ce qui, tout en permettant la mobilité ethnique empêche de saisir les mobiles de ce dynamisme. Ces faiblesses sont à la base d’une autre vision de l’ethnicté qui s’intéresse à la rationalité, laquelle injecte en l’ethnicité des intérêts divers.

2. Le paradigme rationaliste de l’ethnicité

Le paradigme rationaliste exploite le paramètre identitaire et celui de la domination situationnelle. L’identité et la domination ramènent la réflexion au niveau de la conscience d’appartenance à une communauté.

Ce paradigme repose sur l’action expliquée comme résultant du calcul coût – bénéfice accompli par les membres de la communauté. Les rationalistes exploitent les différences pour justifier la création de groupes et de catégories sociales afin de justifier la probabilité de réussite des actions sociales. De cette façon, ils recourent à la notion de frontières ethniques fluides pour expliquer les transformations de groupes ethniques dans le sens d’inclusion ou d’exclusion des autres.

L’analyse rationaliste repose donc sur la place de l’intérêt dans l’usage de l’identité ethnique et de la domination dans les relations sociales. Le mérite de ce paradigme est de relever l’ethnicité comme un choix que peut opérer un individu dans ses contacts avec les autres.

Grâce aux études de Daniel Bell(13) et de Michael Banton(14), le paradigme rationaliste montre que l’ethnicité est aussi un phénomène situationnel reposant sur le choix rationnel en fonction des circonstances. Deux courants majeurs partagent la conception rationnelle de l’ethnicité : les constructivistes et les instrumentalistes.

a. Le courant constructiviste

Les constructivistes s’inspirent, au-delà des Américains Bell et Banton, des réflexions de Michel Foucault et de Pierre Bourdieu afin de justifier l’ethnicité comme un phénomène issu de la construction sociale quotidienne. Ce courant est énormément répandu dans la science politique pour cerner l’ethnicité parmi les facteurs qui contribuent à la construction ou au renforcement de l ‘Etat. La publication de Jean François Bayart (15) dans laquelle il explique le maintien de l ‘Etat en Afrique par des rectaux ethniques et clientelistes s’inscrit dans cette logique.

L’ethnicité est construite par la mobilisation dont elle est objet au sein de la société. Elle devient dans ce sens un canal par lequel passe les individus et les groupes pour participer à l’évolution de la société.

Si les constructivistes ont analysé le bien fondé de différences ethniques dans le sens de l’évolution sociale, ils n’échappent pas à la critique. Celle-ci peut être résumée au fait que l’ethnicité construit parfois des paramètres d’opposition à l ‘Etat selon les intérêts ou enjeu en présence. Les constructivistes perçoivent l’ethnicité comme étant sous le contrôle de l ‘Etat qui décide de ce qu’il peut en faire alors qu’elle lui échappe. Cette insuffisance dans la maîtrise du concept “ethnicité” est comblée par le courant instrumentaliste, qui parvient non seulement à dépasser les constructivistes mais aussi à combler les lacunes des culturalistes.

b. Le courant Instrumentaliste

Ce courant met l’accent sur les logiques de construction, d’invention et de réinvention permanente dans l’utilisation socio-politique de l’ethnicité. Cette dernière est à la fois construite et constructive dans la mesure où elle est utilisée comme un instrument pour atteindre des objectifs fixés. Ce courant intègre dans l’ethnicité aussi bien les éléments historiques, contemporains que les interactions des individus dans le temps et l’espace. L’ethnicité se relie à une histoire, une organisation sociale et à la mobilisation politique.

Nombre d’études sur l’ethnicité en Afrique noire post – coloniale s’inscrivent dans ce courant. Mais en s’appuyant sur l’approche de la modernisation, ces études analysent l’ethnicité comme un instrument qui exploite les différences pour diviser afin d’empêcher l ‘Etat d’édifier la nation absente à l’indépendance pense-t-on. Cette tendance a dominé les études durant une vingtaine d’années qui ont suivi les indépendances.

Depuis le milieu des années quatre-vingts, une deuxième tendance a émergé dans le débat en Afrique et voit l’ethnicité comme un instrument de revendication pour une société égalitaire et juste, dans laquelle se reconnaissent et s’intègrent toutes les composantes sociales. Les instrumentalistes prennent en compte la compétition politique autant que les pratiques politiques de l’exercice du pouvoir comme constitutives de réalités ethniques. Ce courant circonscrit l’ethnicité comme une idéologie servant non seulement à conquérir mais aussi à exercer et à conserver le pouvoir. Dans ce sens, l’ethnicité fait état de l’appartenance à une communauté par rapport à d’autres et intègre de cette manière, la manipulation dans les relations socio – politiques afin de comprendre les dynamiques du politique que Bayart(12) perçoit comme une réappropriation de l ‘Etat par les ethnies.

L’ethnicité est aussi appréhendée par ce courant comme conséquence de la pauvreté, une réaction dans la lutte pour la survie au sein d’un environnement caractérisé par la sélection naturelle, et un moyen de résistance à la domination et l’injustice. L’ethnicité marque ainsi le mouvement social en tant que processus permanent de construction identitaire issu des interactions dialectiques.

Depuis le début de la décennie quatre-vingt dix, il émerge au sein du courant instrumentaliste une nouvelle tendance qui appréhende l’ethnicité comme symbole. Elle est issue des controverses entre partisan de l’assimilation et du pluralisme ethnique aux Etats – unis.

Puisant son inspiration de l’article de Herbert Gans “symbolic ethnicity”, la tendance de l’ethnicité symbolique estime que malgré le temps passé par les immigrés hors de leur société d’origine, ceux-ci n’abandonnent pas leur identité ethnique. De façon symbolique, il est toujours fait recours à une identification à l’ascendance, à l’aïeul.

Gans estime que cette identification ethnique se manifeste principalement durant les activités occasionnelles de loisirs. L’ethnicité est alors appréhendée comme une identité subjective invoquée à souhait par les individus. Au delà du symbolique, le courant instrumentaliste cerne l’ethnicité dans son mouvement tel que Hegel analyse le mouvement de pensée, aboutissant à la remise en cause permanente acheminant l’identité vers de nouvelle position qui représente de progrès. Grâce à la compréhension de frontières ethniques, l’instrumentalisation n’attribue plus à l’ethnicité une fonction établie uniquement de l’extérieur mais aussi produite à l’intérieur de la communauté.

Le “consensus universalis” de Herbert Spencer qui permet à la communauté de garder son unité malgré l’hétérogénéité, trouve son explication clairement établie dans ce courant (instrumentaliste), à cause des processus de négociation sociale qu’elle prend en compte. Ceci permet de comprendre les turbulences que traverse l ‘Etat et l’ubiquité qui entoure l’ethnicité.

Grâce à ce courant, l’on réalise que l’ethnicité, comme tout instrument de lutte au sein des relations sociales, n’est en soi ni progressiste ni conservatrice. Tout est fonction de l’usage dont on en fait. L’optique africaine considère l’ethnicité plus comme un obstacle à l’intégration nationale et au développement que comme un instrument pouvant être utilisé pour la construction nationale ou le développement. C’est son rapport au politique qui lui donne un sens.

L’approche du paradigme rationnel instrumentaliste a l’avantage de faire un va-et-vient entre le passé et le présent pour fournir une explication à l’identité et comprendre l’ethnicité. Mais sa plus grande faiblesse résulte au fait qu’il ne permet plus de saisir l’ethnicité car, elle devient un outil idéologique qui peut tout expliquer ou justifier.

Conclusion

Il nous semble utile de rappeler que le but poursuivi par ce modeste travail est de mettre à la disposition de ceux qui s’intéressent à la question de l’ethnicité, quelques éléments d’approches pour une explication cohérente de faits ethniques. En effet, la faiblesse la plus fréquente observée dans l’analyse du phénomène d’ethnicité est celle liée à la saisie même de l’ethnicité comme objet d’étude. Cette difficulté conduit les chercheurs à ramer partout et succomber à ce que Weber appelle: “ethnicité concept fourre-tout”.

Cet inventaire qui insiste sur les dimensions d’analyse fournit aussi bien les différentes perceptions de l’ethnicité que les critiques formulées, afin d’amener les chercheurs à contourner ces faiblesses; ce qui serait des nouveaux progrès dans le débat de connaissance de l’ethnicité.

Concept complexe à la fois anthropologique et psychologique, l’ethnicité doit être bien cernée pour une bonne analyse de faits et un apport significatif à sa compréhension.

Aundu Matsanza
Université Libre de Bruxelles
guy_aundu@yahoo.fr


Principales références bibliographiques :

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