LES DOSSIERS

Penser l’Afrique

Une exigence non négociable pour une émergence du continent

Il pourrait paraître étonnant ou curieux pour bon nombre de personnes d’entendre parler d’une exigence de penser (ou panser) l’Afrique, comme si elle souffrait d’un déficit quelconque alors que les missions humanitaires, les assistances de toutes sortes ont toujours déferlé sur le continent à la suite des rapports d’experts savamment effectués depuis la colonisation jusqu’à nos jours. Peut-on apposer un pansement à un corps en apparence sain?

Il est vrai que le continent noir a fait l’objet de nombreuses études économiques, historiques, politiques, sociologiques, anthropologiques et autres, qu’il est impossible qu’un domaine d’étude ait fait l’objet d’une quelconque économie de la part des experts bien pensants. A sa rencontre, découverte sauvage, attardée, et non émancipée aux yeux de l’Occident, ce dernier a diligenté les missions de bons offices pour civiliser et apporter la force libératrice du progrès et de la connaissance à ses peuples encore indigents (Lire Benoît XVI). Ce n’est pas le lieu de faire le procès de cette rencontre que beaucoup d’africains comptent encore au rang des blessures narcissiques. Mais toujours est-il que la rencontre de l’Afrique et de l’Occident a favorisé une ligne de pensée et d’actions qui, au vu de son efficience reste encore stérile. Mais c’est malheureusement au travers de ce paradigme de pensée et d’actions que l’Afrique est saisie en tant qu’entité concrète, que nos politiques orientent la praxis et qu ils déterminent notre devenir.

L’indépendance des pays africains à la suite des mouvements de décolonisation consacrait normalement le début de leur assomption politique sociale et culturelle. Cela implique par conséquence une gestion africaine du continent avec une superstructure calquée sur notre réalité concrète, la gestion politique moderne des grands ensembles territoriaux et la satisfaction des besoins vitaux. La colonisation est un lourd héritage faits de paradoxes sociaux dans le contexte africain et qui demandait de prendre congé de la manière dont les colons regardaient nous autres africains et de la manière dont nous-mêmes nous nous saisissions auparavant dans notre univers ambiant. Les raisons sont multiples : elles vont de la détérioration de nos croyances ancestrales en conflit avec le christianisme à la gestion de vastes ensembles géographiques nés de la colonisation, et en plus l’aspiration à un niveau de vie plus aisée et matérialiste semblable à celui de nos maîtres les colons. Ce qui nous interpelle ici n’est pas l’analyse de l’économie psychologique de l’africain peuplé de superstitions et de dieux de toutes sortes plus ou moins cléments en conflit avec le dieu des occidentaux. Cet épisode bien sûr constitue l’entame du viol de l’imaginaire africain, puisque le déni de notre vision de nous-mêmes allait laisser la brèche ouverte à toutes les caricatures possibles et les représentations tronquées de l’homme noir. Mais le ressenti de cette fêlure dans l’âme noire est plus individuel que collectif et mesurer son impact demande non pas un regard sur le seul collectif mais induit aussi l’exigence d’une casuistique. C’est la raison pour laquelle c’est essentiellement de la gestion économique et politique de ce pesant héritage dont il est ici question, puisque, contrairement à l’économie psychologique du noir, elle engage le collectif, mais elle implique aussi les choix que nous avons faits dans le désir d’assomption de nous même.

Ni politiquement ni culturellement, l’Afrique n’a jamais existé en temps qu’entité concrète, c’est un concept générique qui ne désigne aucune réalité phénoménale, sinon un vaste ensemble géographique créé à la faveur de la tectonique des plaques sous-marines et dont l’unité de fait est dans l’exploitation qu’en a faite le colonisateur. On ne saurait citer un peuple ou une culture unitaire organisée en ensemble politique ou sociale exception faite des grands empires ou de l’Egypte antique dont la taille par rapport à l’Afrique reste insignifiante. Historiquement déjà, établir une continuité linéaire entre l’Egypte antique, les royaumes d’Ethiopie et les grands empires crées à l’ombre de leurs prospérités et de leurs déclins n’est pas évident, même si un lien culturel anthropologique peut être perçu au niveau des croyances. Il y a des fractures assez importantes dans l’analyse historique et anthropologique des peuplades africaines qui mettent à mal la présomption d’une unité culturelle ou politique. Pour revenir à la réalité concrète des frontières territoriales modernes fruits de la colonisation, le constat d’une unité politique ou culturelle préexistante ne s’applique pas non plus et la thèse d’une unité linguistique est trop indigente dans bon nombre de cas. Tout compte fait, la prévalence d’une unité linguistique au cœur d’un état africain s’avère n’être qu’un épiphénomène au regard de l’unité politique. L’exemple des pays comme le Rwanda ou le Burundi est là, où le partage d’une même souche linguistique n’a pas épargné le drame qu’on ne veut plus nommer. Les entités antiques africaines les plus vastes qui ont laissé leur nom dans l’histoire sont nées à la suite de guerres d’annexion et de razzias et l’appartenance politique était régie soit par la vassalité ou le protectorat des seigneurs de guerres ou simplement par l’appartenance à un clan, une tribu ou une ethnie dont la tradition garantie la succession et la légitimité des rois. Que des conflits intempestifs ou des annexions barbares fassent partie du décor politique antique des grands empires, cela n’entachait en rien l’ordre établi de l’ascension au trône, fait de la descendance royale accepté par tous ou de la reconnaissance de la puissance militaire des seigneurs de guerre ou de jeunes princes conquérants. L’imaginaire africain, quelque soit l’ordre politique, était bien entretenu et la personne humaine ne se définissait pas à travers les grilles de l’économisme. Bref la naissance de l’Afrique moderne est la coexistence de modes de vie et de mentalités hybrides qui demandaient un apport de pensée indigène née au cœur des nouvelles formes de vie pour lui tracer une voie d’émergence.

Mais depuis les années soixante, la marche du continent et sa ligne d’action ont été calquées sur les restes fossilisés de l’administration coloniale. Il n’est pas question d’évoquer la volonté de puissance et de domination de l’Occident pour expliquer le choix des politiques de gouvernement ; nous avons la manie de singer les habitudes et les attitudes du blanc, à l’époque et aujourd’hui encore malheureusement, le signe évident d’une certaine notoriété sociale et la marque d’un gain évident de civilisation. Les premiers africains qui ont côtoyé les colons ont montré leurs compétences acquises non seulement à travers la qualification technocratique ou bureaucratique, mais surtout par leur capacité à dominer leur propres frères, sœurs et mères en se mettant dans la peau du maître. S’il faut laisser de côté ce trait caractéristique de l’exploitation et de la domination de l’homme par l’homme qui n’est pas seulement l’apanage du nègre civilisé mais plutôt une tare de notre espèce, il faut reconnaître notre propension à nous satisfaire très vite d’une place au soleil dans l’arène juteuse et bariolée de la politique africaine pour se soumettre à la loi d’omerta. Notre continent est malheureusement gorgé de gens bien pensants qui luttent contre l’oppression politique non par conviction, mais pour la simple raison que le système ne leur a pas fait de place. Peu de politiques africains à l’exception des nobles qui font l’unanimité, sont capable de changer la donne politique inhumaine dans laquelle baigne l’Afrique si ce n’est pas pérenniser le système. L’anathème est jeté sur ceux qui ont l’outrecuidance d’engager des combats humanistes et le nationalisme est très vite déprécié dans nos arènes politiques.

C’est de cette vision du monde noir que les nouvelles élites africaines doivent prendre congé. L’assomption politique n’est pas la singerie d’un modèle occidental qui peine encore aujourd’hui à se mettre à l’endroit (voir les difficultés actuelles de Chirac à trouver un modèle qui fonctionne), ni plus l’enfermement dans des formes de vie antiques sclérosées. Penser l’Afrique revient donc à assumer l’âpreté de l’héritage colonial à travers une étude concrète de la sociologie des personnes et leur gestion. L’option pour la démocratie en tant que système politique n’est pas non plus une panacée, encore faut-il que nous jouions vraiment le jeu. L’Occident est riche d’une tradition de respect des libertés et des droits des personne, acquises dans la douleur, le sang et d’innombrables souffrances. Il existe quelque chose d’intime entre leurs systèmes politiques et leur monde vécu qui fait défaut au monde noir. Nous avons vite fait de plagier leur constitution, d’organiser une armée, de favoriser le libre échange à travers les lois du marché, de nous habiller comme eux, le rendez-vous avec le développement est toujours manqué.

La démocratie occidentale n’est pas seulement un système de gouvernement, de gestion des biens et des personnes. Ce n’est pas seulement le fait de la séparation des pouvoirs et de la mise des places des institutions, qui sont loin d’être une évidence dans les états africains. C’est une forme de vie, un phénomène culturel basé sur le respect des personnes, de leur intégrité physique et morale et aussi de la libre expression des opinions et de leur écoute. Certes, il n’en demeure pas moins vrai que leurs politiques prêtent le flanc à des dérapages et des incohérences. Mais parce qu’il existe ce respect de la personne humaine et de sa liberté autour de laquelle se joue le jeu politique, il y a un feed back qui provoque des mécanismes de régulations. La construction de l’Europe ne déroge pas à ces principes. Le non catégorique de la majorité des français et hollandais à une constitution européenne élaborée à grand frais et sortie de la tête des politiques bien pensants fait tâche. Une civilisation comme l’Occident habituée à la compétence toujours sollicitée des experts aurait pu se passer de cet épisode, mais assumer ce risque fait partie des exigences de la démocratie elle-même. Les pays occidentaux qui veulent jouer franc jeu s’en sont remis au verdict populaire.

Cette écoute du peuple fait défaut à nos cultures. Et ce n’est pas parce que l’Afrique n’est pas prête à la démocratie, ni qu’il lui faut traverser toutes les étapes connues en occident, c’est parce que des politiques à l’appétit vorace entretiennent volontairement une opacité criminelle pour couvrir leurs forfaits (la politique de la ventrologie, selon une expression chère à Yves Ekoué Amaïzo – Afrologue). Le déficit de gestion politique qui mine nos formes de vie n’est pas une malédiction dont l’origine remonterait à Sham, c’est une crise conjoncturelle.

Que faisons nous nous autres africains ? Notre incapacité ressemble à s’y méprendre à une tare génétique. Ce n’est pas non plus le cas. De grands hommes ont marqué notre histoire et non loin de nous, l’intégrité de certains hommes comme Mandela, Omar Konaré, Amadou Toumani Touré est un exemple. Nous naviguons à vue ; sans objectif à long terme, sans connaissance effective de nos intérêts. Nous suivons la cadence du monde comme des moutons de panurge sans aucune préparation. Incapables de fonder des nations à partir des entités territoriales que la colonisation nous a léguées, nous nous sommes lancés dans la construction des grands ensembles. C’est bien beau, mais pas de saut quantique.

Il nous faut un apprentissage d’honnêteté, de respect de nous même et de la masse citoyenne, la capacité d’une cohésion nationale pour gérer les grands ensembles. L’Union africaine a montré à travers la crise des présidentielles togolaise qu’elle ne vaut pas mieux que la défunte OUA. Jusqu’à présent l’existence de l’UA se sent le plus à travers les contingents militaires envoyés dans les zones de tension que dans les actes politiques décisifs. La crise au sommet de cette organisation à la suite des élections présidentielles controversées au Togo démontre encore malheureusement que l’Afrique politique restera au berceau si son embryon n’est pas avorté par les bourrasques de nos dirigeants. L’actuel président en exercice de cette Union en la personne d’Obassandjo se croit à la tête d’un contingent militaire dont il est le maître absolu.
On se trompe d’adversaires, on improvise ou on singe l’Occident. Aucun défi technologique tel l’envoi d’un satellite africain en matière de communication en partenariat avec les pays asiatiques ou la création d’une chaîne de télévision mondiale africaine soutenant les actions de l’union à travers l’information n’a pris corps. Aucun effort pour créer des espaces de libertés ou renforcer les libertés citoyennes. Il y a quelques jours, Robert Mugabe, voulant soigner l’image de la pauvreté dans son pays, a rasé tous les bidonvilles épigones de la capitale, mettant plus des milliers de personnes sans abris. On préfère toujours laisser le mal prendre forme pour le guérir plutôt que de le prévenir. Le secteur informel, les bidonvilles sauvages, la prostitution et les contrebandes de toutes sortes ne sont de loin que la face d’un processus d’autorégulation sociale devant la démission des états africains. Sous nos cieux la conduite de certains politiques gouvernant les états africains fait douter de la supériorité de l’homme sur les autres espèces. Nous n’avons de moderne que les ensembles que l’histoire coloniale nous a laissé, ou à tout le moins, les pieds dans le Moyen-Âge et la tête dans le 21e siècle. Non l’Afrique n’est pas pensée.

«Panser l’Afrique» commence par l’exigence d’une toilette intime du continent. C’est un acte politique décisif à partir duquel les Africains prendront effectivement en charge leur destin. Cette transition passe par la libération des citoyens afin qu’ils participent ensemble à la construction du continent. L’Afrique doit favoriser l’émergence de son intelligentsia, libérer l’énergie productive des forces vives qu’elle contient et être à l’écoute de leurs exigences. Les compétences africaines sont actuellement condamnées au chômage et à l’exil. Hostiles à la coopération avec les juntes militaires de leur pays d’origine, ils prêtent leurs génies aux pays occidentaux pour préserver leur intégrité morale et physique. Politiquement l’Afrique n’a pas d’autres choix que la décentralisation du pouvoir et la vie fédérative au cœur de ses états, le tout sous la bannière d’un effort de démocratie. La décentralisation du pouvoir politique permettrait de donner à chaque région une forme d’autonomie politique sociale et culturelle et par la même occasion créer un moyen d’expression et d’écoute de nos masses. Ce sera aussi, contrairement à ce qu’affirment certaines personnes, l’occasion de faire découvrir les limites des replis claniques et des barrières ethniques. L’évolution du monde et les défis économiques, sociopolitiques et culturels convoquent sans condition une coopération entre acteurs qui, si elle n’est pas suivie, renvoie à la disparition des petites entités. La solution d’une cohésion étatique passe par l’expérience de l’inanité d’une vie autarcique et non par l’étouffement de l’expression des consciences à des moments historiques. Les intellectuels africains doivent accompagner la marche du continent, prendre son pouls et être sans réserve à son chevet pour déceler les moindres changements d’une réalité sociale toujours mouvante, panser leur continent. Les identités ne sont jamais des substratums figés, elles évoluent et on doit leur donner l’opportunité de leur expression pour qu’elles fassent l’expérience basique de la désintégration sociale et de la recomposition. La décentralisation du pouvoir serait aussi un début de solution concernant l’exercice du pouvoir en Afrique. Avoir des gouverneurs dans les grandes régions elles-mêmes fédérées à un état réduirait la surenchère de la figure du président en Afrique. Les pouvoirs conférés à la magistrature suprême dans les régimes africains expliquent aussi l’enjeu des politiques à accéder vaille que vaille à la présidence et aussi l’entêtement des chefs d’états africains à y rester envers et contre tous. La transformation des territoires en état fédéral pourrait converger les énergies dissidentes à se focaliser sur les pouvoirs régionaux et éviter ainsi les conflits tribaux et ethniques qui se terminent par le recours aux armes.

Ces suggestions avancées sont loin d’être un évangile politique qu’il faudrait suivre à la lettre. Il s’agit juste de pistes qui invitent à panser notre réalité sociale à l’aune de nos formes de vie, avoir un regard vrai sur notre continent et nous arrêter un instant pour contempler son allure et la soigner. Un avenir meilleur est au prix de notre capacité à se mobiliser dès l’instant.

Peuple africain, il faut cultiver notre jardin, séparer l’ivraie des bonnes semences et ayons la vigilance d’un veilleur de nuit.

Bruxelles, le 16 juin 2004
Korh avec G. Ahadji