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Penser l’Afrique postcoloniale

Quelle Afrique au XXIe siècle ? Dans un essai qui fera date, Achille Mbembe explore les issues d’une ère postcoloniale violente mais porteuse de puissants bouleversements. Anthony Mangeon, lui, réhabilite l’apport majeur des textes de la “pensée noire”.

Des itinérances, de la circulation, de la mobilité… Sortir de la grande nuit, le dernier ouvrage d’Achille Mbembe est un livre qui déplace, remet à sa place, désorganise et dessine des trajectoires. D’emblée, le refus d’une sépulture pour le “crâne d’un parent mort”, opposant au régime camerounais né de l’indépendance, sacrifie “l’idée d’une liberté pour laquelle on a lutté à celle d’une indépendance que le maître, dans sa magnanimité, a bien voulu octroyer à son ex-exclave”. Cette courte évocation autobiographique nous plonge au coeur de la grande nuit africaine, ses plantations, ses fabriques, ses colonies, termes qui habitent la première partie du livre.

Professeur d’histoire et de sciences politiques à l’Université du Witwatersrand de Johannesburg (Afrique du Sud), Achille Mbembe poursuit ici son exploration de la postcolonie, titre de l’un de ses précédents ouvrages. “La pseudo-libération consiste à croire qu’il suffit de tuer le colon et de prendre sa place pour que le rapport de réciprocité soit installé”, prévient-il en plaidant pour un travail bien plus profond de“déclosion du monde” visant à permettre “la montée en humanité”. Frantz Fanon, bien sûr, est convoqué. Comme le seront plus tard Edward Said “et son oeuvre maîtresse L’Orientalisme”, au moment d’évoquer le développement de la pensée postcoloniale que l’auteur inscrit dans la “naissance d’une pensée monde”.

Une pensée qui tarde à s’affirmer en France, pays dont Achille Mbembe – qui est passé par les Etats-Unis où il continue d’enseigner le français à l’université – égratigne, c’est peu de le dire, l’universalisme et le modèle républicain. L’un ayant, plus souvent qu’à son tour, servi de caution au projet colonial, l’autre étant parfois sollicité pour justifier certains aspects d’une politique migratoire discriminatoire. “Aujourd’hui, la plantation et la colonie se sont déplacées et ont planté leurs tentes ici même, hors les murs de la Cité (en banlieue)”, considère Achille Mbembe.

Afropolitanisme

Si les pages consacrées au “long hiver impérial français” sont passionnantes et ouvrent de nombreux débats, c’est le regard porté par l’auteur sur le dernier quart du XXe siècle en Afrique qui constitue cependant le principal intérêt de cet ouvrage. Une séquence historique sur laquelle pèsent trois événements majeurs selon lui :

  • “le durcissement de la contrainte monétaire et ses effets de revivification des imaginaires du lointain (…) ;

  • la concomitance de la démocratisation, de l’informalisation de l’économie et des structures étatiques ;

  • la diffraction de la société et l’état de guerre”.

Trois événements surgissant sur un continent où la colonisation a, en établissant des frontières, non pas mis fin à des “entités autrefois réunies” mais plutôt abîmé “ce qui, fondamentalement, était une fédération de réseaux, un espace multinational, constitué non de “peuples” ou de nations” en tant que telles mais de réseaux”.

Ces circulations transnationales, ces réseaux, ce cosmopolitisme africain, pour l’heure dissous dans une transition violente, Achille Mbembe pense qu’ils peuvent, doivent, retrouver leur place dans l’“afropolitanisme” : “une stylistique et une politique, une esthétique et une certaine poétique du monde. C’est une manière d’être au monde qui refuse, par principe, toute forme d’identité victimaire” et peut envisager de prendre forme “à partir du moment où l’Afrique contemporaine s’éveille aux figures du multiple (…) constitutives de ses histoires particulières”.

La “bibliothèque coloniale”

L’émergence d’un afropolitanisme endogène en lieu et place du panafricanisme ou de la négritude, ces idéologies africaines nées du rapport de force colonial ? L’idée est stimulante. Et renforcée par le fait que ce rapport de force n’a pas pesé que dans un sens. C’est ce que rappelle fort éruditement Anthony Mangeon dans un travail sur l’apport des textes de la “pensée noire” à celle de l’Occident. On y retrouve la circulation Afrique – monde – omniprésente chez Mbembe – mais il s’agit ici spécifiquement de celles des idées, des pensées, des cultures.

Normalien agrégé de lettres modernes, enseignant à l’université de Montpellier, l’auteur cite les nombreux agents actifs (les Africains Alexis Kagame, Cheikh Anta Diop, Cheikh Hamidou Kane, mais aussi les penseurs antillais, afroaméricains…) du “philosopher en Afrique”.

Leur variété et la richesse de leurs oeuvres suffit à fissurer les piliers de la “bibliothèque coloniale”, truffée de représentations iniques, que s’est constitué le monde occidental. N’en déplaise à beaucoup, la surface de porosité a été et reste forte et l’échange, le passage entre les deux, a eu lieu.

“S’il est une histoire occidentale de l’Afrique et de sa diaspora, c’est-à-dire une incidence des politiques, des cultures, des pensées occidentales sur celles du monde noir, il existe inversement une histoire africaine de l’Occident”, écrit Mangeon.

Au terme de cette année du cinquantenaire de l’indépendance de nombreux Etats africains, ces deux ouvrages donnent l’occasion de porter un autre regard sur le moment postcolonial. Un moment inachevé mais potentiellement fécond d’une nouvelle universalité, à la fois bien étayée et mobile, dans laquelle l’Afrique aurait toute sa place.

23 décembre 2010

Emmanuel Riondé